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L’exigence de l’imitatio Christi (imitation du Christ), c’est-à-dire celle de vivre suivant l’exemple du Christ en visant à lui ressembler, devrait tendre au développement et à l’exaltation de l’homme intérieur en chacun.
Mais, en réalité, cette imitation du Christ est ravalée au rang d’objet extérieur de culte par le croyant superficiel, enclin au formalisme mécanique ; et c’est précisément l’adoration qui lui est portée en tant qu’objet qui empêche cette imitation d’agir dans la profondeur de l’âme et de transformer cette dernière en une totalité correspondant à l’exemple idéal. De ce fait, le médiateur divin n’est plus qu’une image extérieure, tandis que l’homme reste fragmentaire et n’est pas atteint dans sa nature la plus profonde. Le Christ peut même être imité jusqu’à la stigmatisation sans que l’imitateur ait approché, même de loin, l’exemple idéal et son sens. Car il ne s’agit pas d’une simple imitation qui laisserait l’être inchangé et n’aurait été ainsi pour lui qu’un simple artifice, mais de la réalisation, par chacun, de l’exemple idéal par ses propres moyens […] la sphère de sa vie individuelle.

Toutefois, il ne faut pas négliger le fait que même dans l’imitation mal comprise peut résider, à l’occasion, un effort moral considérable qui, quoique le but en soi ne soit pas atteint, a tout de même le mérite d’être un dévouement total à une valeur qui, pour être extérieure, n’en est pas moins suprême […]

L’attitude occidentale, axée sur l’objet, a tendance à situer l’« exemple » du Christ dans son aspect objectal et à le priver ainsi de son lien secret avec l’homme intérieur. Ce préjugé amène, par exemple, l’exégète protestant à interpréter le έντὸς ὑμῶν (qui se rapporte au royaume de Dieu) comme « parmi vous » au lieu de « en vous ». […]

Dans une religion où la forme extérieure prédomine, où tout l’accent est mis sur la figure extérieure (lorsque nous avons affaire, par conséquent, à une projection plus ou moins complète), l’archétype est alors identique aux représentations extérieures mais reste inconscient comme facteur psychique. Quand un contenu inconscient est à ce point remplacé par une image projective, il est coupé de toute participation à la vie de la conscience et de toute influence sur cette dernière. De ce fait, il se trouve largement amputé de sa part de vie, étant empêché d’exercer son influence naturelle sur la formation de la conscience. Qui plus est, il demeure dans sa forme originelle, inchangé, car rien ne change dans l’inconscient. À partir d’un certain point, il présente même une tendance à régresser vers des niveaux plus profonds et plus archaïques. C’est pourquoi il peut fort bien se produire qu’un chrétien croyant à toutes les figures sacrées demeure sous-développé et inchangé au plus profond de son âme, parce qu’il a « tout Dieu dehors » et qu’il ne le rencontre pas dans son âme. Ses motivations décisives, ses intérêts et ses impulsions déterminants ne proviennent en aucune façon de la sphère du christianisme, mais de la psyché inconsciente et sous-développée qui demeure aussi païenne et archaïque que jamais. Non seulement la vie individuelle, mais aussi la somme des vies des individus d’un peuple prouve la vérité de cette affirmation. Les grands événements de notre monde, tels que l’homme les conçoit et les exécute, ne respirent pas l’esprit du christianisme mais bien davantage celui d’un paganisme sans fard. Cela provient d’une constitution psychique demeurée archaïque et qui n’a même pas été effleurée par le christianisme. […]

La civilisation chrétienne s’est révélée creuse à un degré terrifiant : elle n’est qu’un vernis extérieur ; l’homme intérieur est resté à l’écart et, par conséquent, inchangé. L’état de son âme ne correspond pas à la croyance qu’il professe. Le développement du chrétien en son âme n’est pas allé de pair avec son évolution extérieure. Extérieurement, tout est bien là, en images et en mots, dans l’Église et dans la Bible. Mais tout cela fait défaut au-dedans. À l’intérieur, ce sont les dieux archaïques qui règnent plus que jamais, c’est-à-dire que, du fait du manque de culture de l’âme, ce qui correspond intérieurement à l’image extérieure de Dieu est resté en jachère et, par conséquent, dans le paganisme. L’éducation chrétienne a fait tout ce qui était humainement possible, mais cela n’a pas suffi.

Trop peu d’êtres ont vécu l’image divine comme la propriété la plus intime de leur âme. Pour la plupart, les hommes n’ont rencontré le Christ que de l’extérieur et jamais par l’intérieur de leur âme ; c’est pourquoi il règne dans celle-ci le paganisme le plus sombre qui, tantôt avec une évidence indéniable, tantôt sous un déguisement par trop usé, inonde le monde civilisé réputé chrétien.

Avec les méthodes utilisées jusqu’à présent, on n’est pas parvenu à christianiser l’âme au point que les exigences les plus élémentaires de l’éthique chrétienne aient pu exercer quelque influence décisive sur les préoccupations et les démarches principales de l’Européen chrétien. Certes, la mission chrétienne prêche l’Évangile aux païens pauvres et nus ; mais les païens intérieurs qui peuplent l’Europe n’ont encore rien perçu du christianisme. Ce dernier doit forcément recommencer par le commencement s’il veut satisfaire à sa haute tâche éducative.

Aussi longtemps que la religion n’est que croyance et forme extérieure, et que la fonction religieuse n’est pas une expérience de l’âme de chacun, rien d’essentiel ne s’est produit.

Il reste encore à comprendre que le mysterium magnum (grand mystère) n’est pas seulement une réalité en soi, mais qu’il est aussi et avant tout enraciné dans l’âme humaine. Quand bien même il serait un théologien des plus doctes, celui qui ne sait pas cela par expérience personnelle n’a pas la moindre idée de ce qu’est la religion, et encore moins de ce qu’est l’éducation des hommes.

Carl Gustav Jung  – Psychologie und Alchemie – 1944
Trad. française – Psychologie et Alchimie –
Ed. Buchet / Castel – 1970  pp. 28-36

Ne commençons pas à juger celui qui le dit et ce qu’il aurait dit d’autre. Réfléchissons juste à la lucidité et à la pertinence de ces paroles.
A la question posée dans le titre « Est-ce grave, docteur ? », sans être moi-même docteur, je répondrai : « Oui, c’est très grave, mais ce n’est pas incurable.»