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Cet article fait suite au premier article sur les Confessions de saint Augustin. Pour le lire, cliquez ici.
Voici l’extrait concerné:
Les Confessions de saint Augustin, Livre X.XXVII-XXVIII
Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée !
Et voici que tu étais au-dedans de moi, et moi au-dehors de moi-même
Et c’est là que je te cherchais, …
Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi…
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité
Tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité
Tu as répandu ton parfum, je l’ai respiré et haletant j’aspire à toi
Je t’ai goûtée, et j’ai faim et j’ai soif ;
Tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix.
Quand je me serai attaché à toi de tout moi-même
Nulle part il n’y aura pour moi douleur et labeur
Et vivante sera ma vie toute pleine de toi.
Mais maintenant, puisque tu allèges celui que tu remplis,
N’étant pas rempli de toi, je suis un poids pour moi.

Le commentaire qui suit est de Maurice Zundel (1897-1975).
Selon moi, Maurice Zundel est un théologien, un philosophe, voire un prophète pour notre temps. Je sais que les mots sont chargés de sens, mais je les maintiens. Ces écrits sont très inspirants et ont été, d’une part, sources de confirmations de ce qui m’a été révélé, de ce que je vivais et comprenais (me sentant ainsi moins seul) ; et, d’autre part, sources de compléments et de révélations, m’ayant permis d’aller plus loin et d’affiner plusieurs points.
Ce commentaire, je l’ai tiré de deux ouvrages (1) qui se complétaient. Il y en a sûrement d’autres, mais je ne voulais pas écrire un article trop long.

Maintenant, place à Maurice Zundel !

Augustin a trente-trois ans au moment où il se convertit, où il est baptisé par Ambroise. Dieu sait que c’est un homme brillant, intelligent, génial, artiste ; il est curieux de tout, instruit de tout… toujours en quête de vérité, du bonheur dans la vérité ; cependant il est vrai qu’une sensualité, qu’il ne parvenait pas à maîtriser, lui imposait un pénible esclavage qui s’accordait mal avec les hautes visées de son esprit.
Augustin éprouvait douloureusement ce désaccord qui le mettait en porte-à-faux avec lui-même. Mais, quoi qu’il fît, il se heurtait toujours à ce barrage de ténèbres qui l’empêchait d’atteindre à l’unité de son être.

On ne peut que sentir, et non exprimer, la plénitude de ces phrases, d’autant plus frappantes qu’elles jaillissent d’une prière, sans viser à nous instruire, d’autant plus persuasives que les mots dont elles sont composées appartiennent au langage le plus universel. Ces mots, sans doute, sont choisis et disposés de manière à faire éclater les contrastes qui avivent le regret d’Augustin d’avoir méconnu si longtemps ce qui était le plus proche de lui.
 
Sa conversion remonte à une quinzaine d’année. Comment a-t-il pu reconnaître qu’il avait été si longtemps « dehors », sinon parce qu’il est un jour entré « dedans » ?
C’est évidemment sur ces deux mots intus (dedans) et foris (dehors) que s’articule tout le passage qui nous occupe. Ils s’éclairent mutuellement, par la vigueur même de leur opposition.
On est « dedans » ou « dehors », il n’y a pas de milieu. Ce qui comporte, ici, une découverte essentielle. Car il ne s’agit pas d’entrer dans une maison, mais en soi.

Cette conversion fait éclater ces deux éléments : la délivrance de soi et la rencontre avec une valeur infinie.

Et voilà que l’événement se produit, qu’il a résumé dans ces quatre lignes admirables :

Sero te amavi…Tard je t’ai aimée,
pulchritudo tam antiqua et tam nova… : Beauté si ancienne et si nouvelle !
Et tu eras intus et ego foris… : Et pourtant tu étais dedans et c’est moi qui étais dehors.
Tu eras mecum et ego non eram tecum… : Tu étais avec moi, c’est moi qui n’étais pas avec Toi.
 
Bien entendu, tout l’accent de ce couplet immortel porte sur l’opposition de intus et foris. Il y a là, à ma connaissance, dans toute la littérature, quelque chose d’unique.
Personne n’a senti plus profondément qu’Augustin et n’a mieux exprimé cette opposition.

La beauté si antique et si nouvelle, qui est, bien sûr, un autre nom de Dieu (car Augustin est un grand artiste et il est sensible à la beauté), n’a jamais été exprimée plus profondément et plus brièvement que par cette opposition : Dieu est dedans, c’est nous qui sommes dehors.
On peut dire que tout l’augustinisme tient dans cette prise de conscience. Dieu est dedans, c’est nous qui sommes dehors.

Cela veut dire que son expérience a été celle-ci : il est passé du « dehors » au « dedans » quand il a rencontré, au plus intime de lui-même, la Beauté si antique et si nouvelle.
C’est Dieu qui l’a jeté dans son intimité. Il était incapable d’y entrer par lui-même…  Augustin l’a éprouvé et Augustin le reconnaît : il était en dehors de lui-même, il n’avait jamais pu accéder à sa propre intimité, justement parce qu’on n’entre pas dans son âme comme dans un moulin.
Notre âme est un sanctuaire, notre âme est un secret inaccessible tant qu’il ne nous est pas révélé dans une rencontre avec Dieu, qui constitue, pour nous, une véritable nouvelle naissance.

Augustin, bien sûr, ne se serait jamais aperçu de cet abîme entre le « dehors » et le « dedans », s’il n’était passé du « dehors » au « dedans ».

S’il peut distinguer ces deux situations et les opposer l’une à l’autre, radicalement, c’est que l’événement s’est produit en lui, avec toute sa lumière ; c’est qu’il est vraiment né à lui-même ; c’est qu’il a changé de « moi ».
Il s’aperçoit que, pour naître à la vérité, il faut naître de nouveau, comme le dit notre Seigneur à Nicodème, et on ne peut naître de nouveau que dans cette rencontre avec cette présence « plus intime à moi-même, dira Augustin, que le plus intime de moi-même ».
« Tu es la Vie de ma vie, et c’est en adhérant de tout mon être à Toi que je serai enfin vivant ; si j’adhère de tout mon être à Toi : vivante sera ma vie, toute pleine de toi. »

Un lyrisme débordant accompagne cette rencontre de la liberté qui jaillit de cette rencontre avec Dieu, qui est le seul chemin vers nous-mêmes. C’est cela qu’Augustin a découvert, c’est cela qu’il montre à travers toutes les Confessions : l’impossibilité de nous joindre sans passer par Dieu, qui est le seul chemin vers nous-mêmes. Rien n’est plus important que cette découverte…

« Tu étais avec moi, dit Augustin, c’est moi qui n’étais pas avec toi. » Dieu ne s’imposait pas, Dieu ne contraignait pas, Dieu n’obligeait pas : Dieu attendait ! Il attendait que l’être fut assez silencieux pour percevoir cette musique silencieuse qui est le Dieu vivant.

Il ne s’agit donc pas de dépendance, il ne s’agit donc pas d’un assujettissement. Ce qui est prodigieux dans la voix augustinienne et que l’on retrouve partout où il y a une véritable expérience spirituelle, c’est que Dieu y apparaît, Dieu y est rencontré, Dieu y est expérimenté, comme le fondement de notre autonomie, comme le garant de cette autonomie ; comme Celui qui nous donne un « dedans », comme Celui qui, précisément, nous rend inviolables, pour les autres et pour nous, et pour Lui-même : car justement, Il ne nous contraint pas, Il attend, Il attendra éternellement, il attend !
Augustin en est si profondément convaincu que la jubilation éclate. Il ne tarit pas d’expressions pour dire sa joie, la guérison de sa surdité, de son aveuglement, de son esclavage. Il respire, il est enfin lui-même dans un Autre, lui-même dans ce regard, lui-même parce que délivré de lui-même !
 
Ce Dieu-là, ce n’est pas le Dieu dont on parle généralement. Ce Dieu-là est un Dieu inconnu de l’immense majorité des croyants. Ils ne savent pas, ils ne prennent pas conscience que, pour atteindre jusqu’à eux-mêmes, il y a un infini à parcourir.
Nous sommes aussi éloignés de nous-mêmes que de Dieu. Il se situe à la même distance. C’est exactement la même expérience, au même moment, de naître à soi et de naître à Dieu. Quête de l’homme, expérience de Dieu, c’est une seule et même chose.
Aussi bien lorsque nous cessons d’être en face de cette Présence cachée en nous, nous retombons dans notre vieux « moi », nous devenons de nouveau esclaves, nous nous décréons et nous cessons d’exister d’une manière originale et créatrice.


Donc, rien n’est plus proche de nous que Dieu, puisqu’il est plus intime à nous-mêmes, que le plus intime de nous-mêmes. Rien n’est plus passionnant que cette rencontre avec lui, puisque c’est la seule rencontre possible avec nous. Rien n’est plus neuf, puisque c’est à chaque instant une nouvelle naissance, dans le passage continuel du « dehors » au « dedans ».

Mais, bien sûr, cela ne peut que s’éprouver. Il ne s’agit pas d’une dialectique, il ne s’agit pas d’un raisonnement, d’un enseignement… ; il s’agit d’une rencontre.
Nous ne pouvons que la revivre à notre tour, en entrant jusqu’au fond du silence, où l’on entend justement cette musique silencieuse, qui est le Dieu vivant !

Si cet article vous a donné l’envie de vivre cette expérience ou de lire les ouvrages de Maurice Zundel, alors j’ai atteint le but.

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(1) Maurice Zundel – Fidélité de Dieu et grandeur de l’homme, Édition du Cerf, Paris, 2009 (pp.27-34)
Maurice Zundel – Quel homme et quel Dieu, Éditions Saint-Augustin, 2008 (pp.68-69)