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Je suis conscient que le titre de cet article induit plusieurs sens, car vous n’entendez pas mon intonation. Je peux très bien exprimer un questionnement ou un doute : Est-ce possible ? Ou le dire sur le ton de la proposition, comme je vous demanderais : Un café ?
En fait, c’est ce double sens que je vais explorer.

Nous trouvons dans la Bible des expressions telles que :
L’Éternel parlait avec Moïse face à face, comme un homme parle à son ami (1) 
Je lui parle face à face, dans une claire apparition et sans énigme (2) 

Ces versets sont devenus pour beaucoup la quête ultime de leur spiritualité, le summum de ce qui est possible de ce côté de l’éternité, l’aboutissement de l’intimité. Combien ai-je moi-même fantasmé avec ces versets pendant des années, m’imaginant à maintes reprises la manière dont pourrait se passer une telle entrevue ! La notion de dialogue n’a pas posé de problème trop longtemps, mais c’est celle d’un « face-à-face » qui paraissait un Everest à franchir.

Ce même livre qui, je pensais, me donnait un fondement pour espérer vivre une expérience de « face-à-face » me donne aussi, sur cette expérience, des indications contradictoires et d’apparentes incohérences.
En voici quelques-unes :
L’Éternel vous parla face à face sur la montagne, du milieu du feu. (3)
… seul Moïse vit Dieu face à face et nul autre depuis (4)
Seulement Moïse ou aussi le peuple ?

L’Éternel vous parla face à face sur la montagne, du milieu du feu. (3)
… Nul homme ne peut me voir et vivre (5)
Ma face ne peut être vue. (6)
Comment est-ce possible que le peuple ait eu un « face-à-face » si on ne peut voir sa face et vivre,  et si sa face ne peut être vue ? Où est l’erreur ?

L’Éternel vous parla face à face sur la montagne, du milieu du feu. (3)
… vous ne perceviez aucune image » (7)
Un « face-à-face » sans percevoir d’image ?

L’Éternel parlait avec Moïse face à face, comme un homme parle à son ami (1)
Je lui parle face à face, dans une claire apparition et sans énigme (2)
Et ailleurs Dieu ajoute : « Tu ne saurais voir ma face car nul homme ne peut me voir et vivre » (8)
Donc, en fait, malgré les « face-à-face » avec Dieu, Moïse n’aurait donc jamais vu la face de Dieu !

C’était plus simple sans réfléchir, maintenant comment « gérer » ces nouvelles informations ?
Et si, comme souvent, le « problème » ne venait pas du texte mais de sa traduction ou de sa compréhension ?

Commençons par le mot panim, traduit dans nos bibles par « face ».
Signifie-t-il « face », comme nous l’entendons aujourd’hui ?
Déjà, notons qu’en hébreu le mot traduisant ici « face » est toujours au pluriel (comme « ténèbres » ou « obsèques » en français). C’est loin d’être absurde, car n’avons-nous qu’un visage ? Notre même visage est changeant, depuis le nourrisson jusqu’au vieillard, ou même aujourd’hui, notre face peut avoir tant de facettes et d’expressions. Notre visage reflète notre état intérieur. Si, volontairement, nous tentons de le masquer, c’est de l’hypocrisie. Non seulement, nos sentiments impriment au quotidien leurs variations sur notre visage, mais les années le sculptent en profondeur, suivant ce que nous avons vécu. La multiplicité de nos faces n’est que l’expression de la diversité de nos intérieurs, même si nous n’offrons, à un moment donné, qu’un petit nombre d’entre elles. Le mot panim signifie donc autant « face » ( dans le sens « expression de ce qui est à l’intérieur ») que « l’intérieur » lui-même.
Le mot panim a pour racine pné. Il signifie « à l’intérieur», «dans la profondeur», sens qu’on retrouvera aussi dans penimah, mot que l’on retrouve dans l’Hatikvah, l’hymne israélien (9)
Le mot panim, encore aujourd’hui a gardé cette notion d’intérieur, juste à considérer les expressions.
Inyané Panim: Affaires intérieures
Misrad a Panim: Ministère de l’intérieur
Panim a baït: l’intérieur de la maison

Maintenant, voyons l’expression « face à face ». Elle  traduit l’hébreu « panim el panim » litt. face(s) vers face(s)  ou « panim bé panim » face(s) dans face(s).
Nous trouvons ici deux concepts très parlants et très instructifs, le concept du vis-à-vis et celui de la fusion.

A la lumière de ces informations, les incohérences apparentes fondent comme neige au soleil. En recoupant l’ensemble des données ci-dessus survolées, il en ressort que l’expression face à face « panim el panim» ou « panim bé panim » dans la relation de Moïse ou du peuple avec le Divin, n’entendait certainement pas nous transmettre l’image anthropomorphique d’un Dieu qui s’entretient avec les hommes lors d’audiences privilégiées, mais plutôt le concept d’ une relation «intime», « d’intérieur à intérieur », « d’intériorisation du message», sans percevoir la moindre image.  Pas besoin qu’il y ait d’un côté le prophète et de l’autre un vieux barbu imposant et vénérable, image traditionnelle et enfantine de la divinité.

Un autre texte vient corroborer mon propos :
Quand Miriam et Aaron se rebellent : « ils dirent est-ce seulement avec Moïse que YHWH a parlé ? n’a-t-il pas aussi parlé avec nous ? » (10)
Pourtant ici, il n’est pas écrit ‘ym Moshé (avec Moïse) mais béMoshé (en Moïse) … quand YHWH « s’entretenait avec Moïse pânim el pânim, Moïse entrait en relation avec les profondeurs de Moïse. Ces profondeurs étaient en vis à vis avec celles de Dieu, voire en fusion.
Si « Dieu » parle dans la personne, l’écoute se fait donc à l’intérieur. .

Si nous voulons demeurer fidèles au texte hébraïque, cela ne nous laisse guère de liberté d’interprétation. Elohim parle en Moïse et non de l’extérieur…
Moïse ressent un appel inexprimable, quelque chose qui ne raisonne pas avec lui, mais résonne en lui…
Les premiers pas de Moïse furent pourtant hésitants. « Moïse cacha sa face car il craignait de regarder vers Elohim ». (11)
Litt. nous pourrions traduire ainsi : « Moïse couvrit, tint secret ses intérieurs, car il craignait de regarder vers Elohim »
Nous pouvons comprendre qu’il est impressionnant de cheminer vers nos intérieurs. Qui sait ce que nous découvririons au passage ? N’est-ce d’ailleurs pas là une attitude commune ? Ne craignons-nous pas de savoir ce qui bouillonne en nous, de peur d’être submergés et de ne plus rien maîtriser ?

Et si nous ne voyons rien ? Nous avons vu cette possibilité de ne percevoir aucune image et pourtant il y a un face à face. Paul, lors de sa grande rencontre sur le chemin de Damas est devenu aveugle, il vit le RIEN comme l’écrit Maître Eckhart en commentant ce verset : « Saul se releva de terre, et, quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien ; on le prit par la main, et on le conduisit à Damas. » (12), Quand Dieu venait de s’adresser directement à Paul de Tarse, tombé à terre d’émoi, afin qu’il cesse sa persécution des chrétiens. Maître Eckhart écrit :

« Paul fut relevé de terre, et ses yeux ayant été ouverts, il voyait rien. »
Il me semble que ce petit mot (le rien, le néant que voit Paul) a quatre significations :
• La 1re : quand il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant et ce néant était Dieu.
• La 2e : lorsqu’il se releva, il ne vit rien d’autre que Dieu.
• La 3e : en toutes choses, il ne vit rien d’autre que Dieu.
• La 4e : quand il vit Dieu, il vit toutes choses comme un néant. » (13)

Je reviens à mon titre : Un « face-à-face » avec  Dieu ? J’ai répondu au questionnement, le concept d’intérieur à intérieur, dans une notion de vis à vis et de fusion.
Reste la proposition à laquelle il vous revient de répondre : Un face-à-face avec Dieu ?

Je vous laisse à vos méditations avec ces aphorismes d’Angelus Silesius tirés de son ouvrage Le pèlerin chérubinique  :

1,6. Ce que Dieu est, il faut que tu le sois
Pour trouver ma fin dernière et mon premier commencement
Il faut que je cherche au fond de Dieu,
Que je le cherche au fond de moi.
Que je devienne ce qu’il est, une lumière dans la lumière
Une parole dans la parole, un Dieu en Dieu

1,13. L’homme est éternité.
Je suis, moi, éternité quand, lâchant le temps,
Je me saisis en Dieu et saisis Dieu en moi.

1,55. La source est en nous
La source est en nous, tu n’as pas à crier à Dieu,
la source est en toi, si tu n’en bouches l’issue, sans cesse elle jaillit

2,39. Adorer en esprit et en vérité
Qui, dans son for intérieur,
peut se lever et se hausser
au-dessus de soi jusqu’à Dieu,
Adore Dieu en esprit et en vérité

2,83. La montagne spirituelle
Je suis une montagne en Dieu, je dois me gravir
Pour que Dieu me montre sa face aimée.

4,156. Comment Dieu est en l’homme
Dieu est plus en toi que la mer entière
Dans une éponge, si l’on pouvait l’y faire tenir.

 

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(1) Exode 33 :11
(2) Nombres 12 :8.
(3) Deutéronome 5 :4
(4) Deutéronome 34 :12
(5) Exode.33 :20)
(6) Exode 33 :23)
(7) Deutéronome 4:12
(8) Exode.33 :20
(9) Hatikvah (l’hymne israélien),  commence par:  Kol ʿod ba-levav penimah Litt. Tant que dans le profond du cœur
10) Nombres 12:2
(11) Exode 3:6
(12) Actes des Apôtres 9:8
(13) Maître Eckhart, Les sermons, sermon 71